samedi 17 octobre 2015

Ecoute la Pluie *




Après trois mois de présence à la banque, Anna est titularisée à son poste de secrétaire au Service commercial de la Caisse régionale. A cette occasion, le jeune Directeur Général adjoint la convoque. Dés le premier regard, elle craque pour les boucles, l'attitude tranquille et la simplicité de la personne. Quand il la salue, elle apprécie la haute stature et la silhouette longiligne. Tout naturellement, la conversation s'engage sur un mode amical pendant près de deux heures qui ne leur paraissent pas plus longues que dix minutes.

Monsieur Lamy s'intéresse à ses études, dont le parcours à cette époque est encore peu connu. Il cherche à savoir pourquoi elle a décidé de retravailler, et s’étonne qu'elle ne veuille plus d'enfants. Ils se découvrent un intérêt commun : la voile. Elle lui explique qu'elle ne navigue plus, et il insiste pour savoir si elle aimerait de nouveau, s'adonner à ce loisir. Ils évoquent cette faculté qu'ils partagent de savoir goûter le bonheur par touches impressionnistes. Avant de se séparer, Monsieur Lamy tente de l'inciter à exposer ses ambitions professionnelles, en vain, car elle a seulement trois mois de présence à la banque, ce qui ne l'autorise pas, du moins elle le croit, à parler de ses prétentions.

De retour au Service commercial, Anna croise le regard désapprobateur du Responsable qui lui dit en montrant sa montre : "Eh ! Dépêchez-vous !". Puis, après quelques instants : "Alors, vous le trouvez comment le DGA ? "  "Oh là là … C’est la classe". Elle ne pourra jamais en dire plus, car plus les choses la touchent, et moins elle peut en parler.

Deux ou trois personnes du service l'informent ensuite gentiment que Monsieur Lamy l’apprécie. Ce à quoi elle sourit, car la remarque lui fait réellement plaisir. Elle imagine le DGA dire au hasard d'une conversation : "Je rencontre parfois votre secrétaire. Elle est sympa, je l’aime bien". Un jour, un collègue ajoute : "Vous devriez aller le voir dans son bureau"  "Mais vous me voyez, moi, une petite secrétaire, aller rendre visite au Grand Directeur ?". Et le plus triste, c'est qu'elle est vraiment scandalisée. Car l'éducation désastreuse d'Anna dicte son comportement. Pas une seule fois, il ne lui vient à l'esprit que, peut-être ...  C'est tout simplement inconcevable ! Quand elle remplace la Secrétaire de Direction, Anna se borne à observer le jeune DGA, en particulier sa décontraction toute en mesure faite d'un savant mélange d'une classe "french touch" et un rien britannique.

Reste la question : si ses collègues avaient employé le raccourci peu élégant, pas du tout romantique, mais tout de même éloquent qu'employaient nos ados : "T'as un ticket avec Monsieur Lamy", est-ce que ses neurones se seraient enfin agitées ?

Un jour cependant, elle ose proposer sa candidature pour le poste de Secrétaire de Direction qui se crée. Mais après plusieurs semaines d'attente, Anna est très déçue d'apprendre que sa candidature est rejetée. Lorsqu'une météorite risque de pénétrer dans une galaxie, une personnalité politique intervient pour que l'univers (celui de Jacques en l'occurrence) ne s'effondre pas.

Quelques mois plus tard, Pierre propose à Anna de se rendre ensemble à la réception des vœux du Président. Le service est curieusement désert depuis quelques minutes. Elle accepte, parce que Pierre est grand, ils vont boire du champagne, et elle est sensible aux sculptures gracieuses. Anna passe un agréable moment à discuter avec son collègue, puis avant 19 heures, elle s’éclipse, seule.

De retour chez elle, après quelques réflexions et une nuit de sommeil, Anna décide de ne pas créer d'équivoques.
1re résolution : elle enfile les vêtements les moins flatteurs de son dressing.
2e résolution : elle affiche une mine maussade dés qu'elle arrive dans le service.
3e résolution : elle tend une main hostile pour dire bonjour à Pierre.
4e résolution : elle évite scrupuleusement et définitivement d'aller dans la salle des animateurs, sauf urgence.

 Environ deux jours plus tard, Nicole, la collègue d'Anna entre dans leur bureau et dit :
 - Vas voir chez les animateurs, il y a des photos de la soirée d'avant hier, on t'y voit.
-  Des photos ont été prises ?
 Anna termine ce qu'elle fait et dix minutes plus tard, lorsqu'elle se décide à aller voir, il n'y a plus de clichés dans la salle des animateurs.
 Peu de temps après, Nicole dit sur un ton laconique, tout en travaillant :
 - Il paraît que les photos de la soirée des voeux du Président sont sur le bureau du DGA.
-  …   Et alors ?
- Et bien c'est "quelqu'un" qui les a déposées ...
- ? ? ? ?

Le lendemain, Nicole toujours mieux renseignée que sa collègue, précise sur le même ton que la veille :
 - Lorsqu'il a vu les photos, Mr Lamy les a rangées dans un tiroir de son bureau.
-  ...  Qu'est-ce qu'elles ont de particulier ces photos ?
- Mais tu ne les as pas vues ?
- Mais non !
- Et bien on t'y voit toi et Pierre.
- ? ? ? ?

Anna ne sait pas que certains clichés, où Pierre est obligé de se pencher et Anna de lever la tête pour parler dans la confusion des conversations, peuvent être interprétés. Et comme elle entretient des relations strictement professionnelles avec son collègue, Anna ne se méfie pas. Elle ignore qu’il ose prétendre qu’il y a eu un après réception où il lui prête des propos mensongers. Anna aurait aimé être informée, ce qui aurait provoqué, assurément, sa visite inopinée dans le bureau du DGA.  Dommage ...   On rembobine ?

Peu de temps après, elle apprend la décision du Directeur Général adjoint de quitter la Caisse régionale. Elle est d'abord étonnée, parce qu'elle pense, comme l'ensemble du personnel, qu'il sera rapidement Directeur Général. Puis, elle envisage l'idée de son départ comme une fatalité. Maintenant, elle comprend qu'une personne normale attachée à de solides valeurs morales puisse choisir de se mettre à l'abri, lui et sa famille, des médisances ignobles et des règlements de compte bas et mesquins.

En 1985, Anna accepte une mutation dans le réseau commercial de la banque, sans chercher à se défendre. Sans doute parce que Monsieur Lamy n'est plus là : sa présence au CA la rassurait, il était la seule personne à qui elle aurait fait totalement confiance.

Après avoir passé quelques jours dans le sud, Anna circule au mois d'août 1994 sur une route nationale pour rejoindre le massif du Dévoluy. Aux abords de Digne, elle se sermonne : "Anna, tu es une grande fille, tu cesses de penser à Monsieur Lamy". Puis au moment de dépasser l'immeuble de la Caisse régionale du CA, elle serre le volant un peu plus fort pour ne pas s'arrêter, tant elle est convaincue que l'étoile ne se souvient plus du papillon. Elle ignore à ce moment là, que Monsieur Lamy a toujours été dans sa vie, discrètement, afin de suivre son parcours professionnel et ses difficultés d'ordre privé. Bien des fois, il aurait pu se désolidariser de son histoire abracadabrante. Mais il est une personne rare, une de celles que l'on ne rencontre qu'exceptionnellement dans une existence : c'est un homme, un vrai, tendre et ferme à la fois, attaché à ses idées et à ses valeurs.

La distance infranchissable des étoiles rend triste et grave un sentiment d'inachevé.


* Titre du livre de Michel Lesbre



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