Après trois mois de présence à la banque,
Anna est titularisée à son poste de secrétaire au Service commercial de la
Caisse régionale. A cette occasion, le jeune Directeur Général adjoint la
convoque. Dés le premier regard, elle craque pour les boucles, l'attitude
tranquille et la simplicité de la personne. Quand il la salue, elle apprécie la
haute stature et la silhouette longiligne. Tout naturellement, la
conversation s'engage sur un mode amical pendant près de deux heures qui ne
leur paraissent pas plus longues que dix minutes.
Monsieur Lamy s'intéresse à ses études,
dont le parcours à cette époque est encore peu connu. Il cherche à savoir
pourquoi elle a décidé de retravailler, et s’étonne qu'elle ne veuille plus
d'enfants. Ils se découvrent un intérêt commun : la voile. Elle lui explique
qu'elle ne navigue plus, et il insiste pour savoir si elle aimerait de nouveau,
s'adonner à ce loisir. Ils évoquent cette faculté qu'ils partagent de savoir
goûter le bonheur par touches impressionnistes. Avant de se séparer, Monsieur
Lamy tente de l'inciter à exposer ses ambitions professionnelles, en vain, car
elle a seulement trois mois de présence à la banque, ce qui ne l'autorise pas,
du moins elle le croit, à parler de ses prétentions.
De retour au Service commercial, Anna
croise le regard désapprobateur du Responsable qui lui dit en montrant sa
montre : "Eh ! Dépêchez-vous !". Puis, après quelques instants :
"Alors, vous le trouvez comment le DGA ? " "Oh là là …
C’est la classe". Elle ne pourra jamais en dire plus, car plus les choses
la touchent, et moins elle peut en parler.
Deux ou trois personnes du service
l'informent ensuite gentiment que Monsieur Lamy l’apprécie. Ce à quoi elle
sourit, car la remarque lui fait réellement plaisir. Elle imagine le DGA dire
au hasard d'une conversation : "Je
rencontre parfois votre secrétaire. Elle est sympa, je l’aime bien". Un jour, un collègue ajoute : "Vous devriez aller le voir dans son bureau"
"Mais vous me voyez, moi, une petite secrétaire, aller rendre visite
au Grand Directeur ?". Et le plus triste, c'est qu'elle est
vraiment scandalisée. Car l'éducation désastreuse d'Anna dicte son
comportement. Pas une seule fois, il ne lui vient à l'esprit que, peut-être
... C'est tout simplement inconcevable ! Quand elle remplace la
Secrétaire de Direction, Anna se borne à observer le jeune DGA, en particulier
sa décontraction toute en mesure faite d'un savant mélange d'une classe
"french touch" et un rien britannique.
Reste la question : si ses collègues
avaient employé le raccourci peu élégant, pas du tout romantique, mais tout de
même éloquent qu'employaient nos ados : "T'as un
ticket avec Monsieur Lamy", est-ce que ses neurones se seraient enfin
agitées ?
Un jour cependant, elle ose proposer sa
candidature pour le poste de Secrétaire de Direction qui se crée. Mais après
plusieurs semaines d'attente, Anna est très déçue d'apprendre que sa
candidature est rejetée. Lorsqu'une météorite risque de pénétrer dans une
galaxie, une personnalité politique intervient pour que l'univers (celui de
Jacques en l'occurrence) ne s'effondre pas.
Quelques mois plus tard, Pierre propose à
Anna de se rendre ensemble à la réception des vœux du Président. Le service est
curieusement désert depuis quelques minutes. Elle accepte, parce que Pierre est
grand, ils vont boire du champagne, et elle est sensible aux sculptures gracieuses.
Anna passe un agréable moment à discuter avec son collègue, puis avant 19
heures, elle s’éclipse, seule.
De retour chez elle, après quelques
réflexions et une nuit de sommeil, Anna décide de ne pas créer d'équivoques.
1re résolution : elle enfile les
vêtements les moins flatteurs de son dressing.
2e résolution : elle affiche une mine
maussade dés qu'elle arrive dans le service.
3e résolution : elle tend une main
hostile pour dire bonjour à Pierre.
4e résolution : elle évite
scrupuleusement et définitivement d'aller dans la salle des animateurs, sauf
urgence.
Environ deux jours plus tard,
Nicole, la collègue d'Anna entre dans leur bureau et dit :
- Vas voir chez les animateurs, il
y a des photos de la soirée d'avant hier, on t'y voit.
- Des
photos ont été prises ?
Anna termine ce qu'elle fait et dix
minutes plus tard, lorsqu'elle se décide à aller voir, il n'y a plus de clichés
dans la salle des animateurs.
Peu de temps après, Nicole dit sur
un ton laconique, tout en travaillant :
- Il paraît que les photos de la
soirée des voeux du Président sont sur le bureau du DGA.
- …
Et alors ?
- Et bien c'est "quelqu'un" qui
les a déposées ...
- ? ? ? ?
Le lendemain, Nicole toujours mieux
renseignée que sa collègue, précise sur le même ton que la veille :
- Lorsqu'il a vu les photos, Mr Lamy
les a rangées dans un tiroir de son bureau.
- ...
Qu'est-ce qu'elles ont de particulier ces photos ?
- Mais tu ne les as pas vues ?
- Mais non !
- Et bien on t'y voit toi et Pierre.
- ? ? ? ?
Anna ne sait pas que certains clichés, où
Pierre est obligé de se pencher et Anna de lever la tête pour parler dans la
confusion des conversations, peuvent être interprétés. Et comme elle entretient
des relations strictement professionnelles avec son collègue, Anna ne se méfie
pas. Elle ignore qu’il ose prétendre qu’il y a eu un après réception où il lui
prête des propos mensongers. Anna aurait aimé être informée, ce qui aurait
provoqué, assurément, sa visite inopinée dans le bureau du DGA. Dommage
... On rembobine ?
Peu de temps après, elle apprend la
décision du Directeur Général adjoint de quitter la Caisse régionale. Elle est
d'abord étonnée, parce qu'elle pense, comme l'ensemble du personnel, qu'il sera
rapidement Directeur Général. Puis, elle envisage l'idée de son départ comme
une fatalité. Maintenant, elle comprend qu'une personne normale attachée à de
solides valeurs morales puisse choisir de se mettre à l'abri, lui et sa
famille, des médisances ignobles et des règlements de compte bas et mesquins.
En 1985, Anna accepte une mutation dans
le réseau commercial de la banque, sans chercher à se défendre. Sans doute
parce que Monsieur Lamy n'est plus là : sa présence au CA la rassurait, il
était la seule personne à qui elle aurait fait totalement confiance.
Après avoir passé quelques jours dans le
sud, Anna circule au mois d'août 1994 sur une route nationale pour rejoindre le
massif du Dévoluy. Aux abords de Digne, elle se sermonne : "Anna, tu es
une grande fille, tu cesses de penser à Monsieur Lamy". Puis au moment de
dépasser l'immeuble de la Caisse régionale du CA, elle serre le volant un peu
plus fort pour ne pas s'arrêter, tant elle est convaincue que l'étoile ne se
souvient plus du papillon. Elle ignore à ce moment là, que Monsieur Lamy a
toujours été dans sa vie, discrètement, afin de suivre son parcours
professionnel et ses difficultés d'ordre privé. Bien des fois, il aurait pu se
désolidariser de son histoire abracadabrante. Mais il est une personne rare,
une de celles que l'on ne rencontre qu'exceptionnellement dans une existence :
c'est un homme, un vrai, tendre et ferme à la fois, attaché à ses idées et à
ses valeurs.
La distance infranchissable des étoiles
rend triste et grave un sentiment d'inachevé.
* Titre du livre de Michel Lesbre
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