P i e r r e

Aussi loin que remonte ma mémoire, tu es là. Tandis que nos mères, qui n'ont pas encore trente ans, conversent, nous nous observons, toi et moi, derrière les barreaux du parc. Les années passent, et un attachement confortable, inconditionnel, se tisse doucement, profondément, comme une évidence.

Après la 3e, tu intègres le Lycée Bonaparte à Autun en tant qu'interne. Grâce à ton tempérament solaire, tu noues rapidement des relations à l'extérieur de l'établissement. Tu es chef de classe et tu participes à l'organisation du bal du Lycée, où tu aimes rencontrer tes connaissances ; tu désertes ainsi longuement ta table, au grand dam de tes copines. Nous, nous dansons les rocks, et tendrement, les slows. Puis nous nous quittons tranquilles, sans engagement, sûrs de nous retrouver. Parfois, le samedi, tu passes à l'improviste saluer mes parents. Mon cœur bondit et je ne peux réprimer un joyeux "Pierre !" avant de t'embrasser sur les deux joues. Le dimanche soir, nous nous croisons dans le hall de gare, où j'aime apercevoir ta chevelure brune au carré dominer aisément la petite foule d'étudiants et lycéens.

Trop rapidement, vient le jour de mon mariage. Même si les événements nous ont déjà séparés, toi, le complice, tu observes et devines ma tristesse. Ensuite, malgré les responsabilités familiales et professionnelles, tu occupes toujours un coin de mon esprit, de ma mémoire. Il m'arrive parfois d'évoquer notre amitié avec la même fraîcheur que Jordy lorsqu'il fredonne : "Alison, c'est ma copine à moi !". Car tu restes l'ami d'enfance, celui qui autorise toutes les audaces, avec lequel tout est simple. La preuve : ensemble, nous tentons notre premier frenchkiss. Sous ton regard sérieux, je me sens femme pour la première fois.

On m'a rapporté qu'au cours d'un dîner, tu as déclaré : "Le jour où je la revois, je fonds". Tu as ajouté que tu savais d'avance que je ne serais pas impressionnée par le Grand Directeur. Et çà m'a fait chaud au cœur. J'ai pensé que, toi non plus, tu n'avais pas oublié.