Depuis
toujours, Anna pense les chiffres en couleurs ; ce qui, au salon de thé, lui
attire parfois les foudres de la serveuse.
Ne pouvant
se résoudre à ne déguster qu'1 petit gâteau (pourtant, le 1 est blanc, une
couleur neutre), elle choisit 2 gâteaux parce qu'elle n'aime pas les chiffres
impairs. Oui mais voilà, le 2 est bleu foncé, la couleur de beaucoup
d'uniformes, et l'uniformité (surtout dans les idées) la chagrine. Bien sûr, 3
gâteaux pourraient été fatals à son poids, d’autant qu’elle a caché la balance pour
enfouir sa tête dans le sable ...
Alors
raisonnablement, son regard se porte sur les demi-gâteaux,
lesquels, à son sens, devraient s'appeler des 1/4 de gâteaux ; avec assurance,
elle désigne 3 1/4 de
gâteaux. Puis elle songe que le 4 est bleu clair comme le ciel, et qu'après
l'atmosphère il y a l'espace, et que dans l'espace on est en apesanteur
donc léger ... D'un
autre côté, le 3 est jaune comme les jonquilles du printemps et les blés de
l'été, et sous le soleil (jaune), on enfile les maillots de bains ... Et là ...
Soudain, la
vendeuse ramène Anna sur terre en lançant sur un ton péremptoire : "Vous
avez choisi ?" Ce qui lui permet d'énoncer le verdict : 4 1/4 de
gâteaux, parce que le 5 est marron comme les châtaignes de l'automne qui
annonce l'hiver où tout se meurt.
Mais c’est
le printemps, les arbres sont en fleurs, les hirondelles font leur ballet et le
6 est prune. Et dans les vergers, les prunes seront bientôt rondes comme
un verre ballon rempli d’un bon vin de Cahors mûri au soleil du sud. Anna s’apprête
à commander, mais son ange-gardien ordonne : Non, tu es une grand-mère respectable,
alors souviens-toi que le 7 est jaune clair comme une infusion de
tilleul !
Elle se
résigne à se faire servir ce qu’elle appelle une eau chaude améliorée, et
tandis qu’elle se dirige vers les tables, son regard s’illumine en découvrant
sa petite fille qui l’accompagne magnifiquement vêtue d’une robe bleu roy,
comme son 8. Des étoiles plein les yeux, Anna se met à rêver : elle
imagine que dans quelques années, elle ajoutera une nouvelle rubrique sur son
blog intitulée Carnet 9… non, rose parce qu’elle est un peu dyslexique.
Evidemment, d’ici là le 0 d’un noir funeste dans son enfance, aura convaincu
ses cheveux de s’éclaircir, comme lui.
C’est alors
que les lettres de l’alphabet s’insurgent et clament : et nous ? et
nous ? Et bien Anna ne pense pas les lettres, elle les écrit, tout
simplement.
*titre du
livre de Heinrich Böll

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