vendredi 31 juillet 2015

Le Train était à l'Heure *


Depuis toujours, Anna pense les chiffres en couleurs ; ce qui, au salon de thé, lui attire parfois les foudres de la serveuse.

Ne pouvant se résoudre à ne déguster qu'1 petit gâteau (pourtant, le 1 est blanc, une couleur neutre), elle choisit 2 gâteaux parce qu'elle n'aime pas les chiffres impairs. Oui mais voilà, le 2 est bleu foncé, la couleur de beaucoup d'uniformes, et l'uniformité (surtout dans les idées) la chagrine. Bien sûr, 3 gâteaux pourraient été fatals à son poids, d’autant qu’elle a caché la balance pour enfouir sa tête dans le sable ...

Alors raisonnablement,  son  regard se porte sur les demi-gâteaux, lesquels, à son sens, devraient s'appeler des 1/4 de gâteaux ;  avec assurance,  elle désigne  3  1/4 de gâteaux. Puis elle songe que le 4 est bleu clair comme le ciel, et qu'après l'atmosphère il y a l'espace, et que dans l'espace on est en apesanteur donc  léger  ...  D'un autre côté, le 3 est jaune comme les jonquilles du printemps et les blés de l'été, et sous le soleil (jaune), on enfile les maillots de bains ... Et là ...

Soudain, la vendeuse ramène Anna sur terre en lançant sur un ton péremptoire : "Vous avez choisi ?"  Ce qui lui permet d'énoncer le verdict : 4 1/4 de gâteaux, parce que le 5 est marron comme les châtaignes de l'automne qui annonce l'hiver où tout se meurt.

Mais c’est le printemps, les arbres sont en fleurs, les hirondelles font leur ballet et le 6 est prune.  Et dans les vergers, les prunes seront bientôt rondes comme un verre ballon rempli d’un bon vin de Cahors mûri au soleil du sud. Anna s’apprête à commander, mais son ange-gardien ordonne :  Non, tu es une grand-mère respectable, alors souviens-toi que le 7 est jaune clair comme une infusion de tilleul !

Elle se résigne à se faire servir ce qu’elle appelle une eau chaude améliorée, et tandis qu’elle se dirige vers les tables, son regard s’illumine en découvrant sa petite fille qui l’accompagne magnifiquement vêtue d’une robe bleu roy, comme son 8. Des étoiles plein les yeux, Anna se met à rêver : elle imagine que dans quelques années, elle ajoutera une nouvelle rubrique sur son blog intitulée Carnet 9… non, rose parce qu’elle est un peu dyslexique. Evidemment, d’ici là le 0 d’un noir funeste dans son enfance, aura convaincu ses cheveux de s’éclaircir, comme lui.

C’est alors que les lettres de l’alphabet s’insurgent et clament : et nous ? et nous ? Et bien Anna ne pense pas les lettres, elle les écrit, tout simplement.



*titre du livre de Heinrich Böll















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